15.
Contre-sort
8 octobre 1971
Je suis si faible que j’arrive à peine à tenir mon stylo. J’ai dit à ma mère et à mon père que j’étais malade pour qu’ils me laissent tranquille. Mais c’est un mensonge. Voilà vingt-quatre heures que je suis alitée. Je ne suis même pas capable de m’asseoir. Et je n’arrête pas de pleurer.
Je n’avais pas le choix. Sam est toujours à l’hôpital, par ma faute. Qui aurait été le suivant ? Ma mère ? Mon père ? Moi ?
Hier soir, j’ai pris le livre de Harris Stoughton. Il ne m’a fallu qu’un instant pour retrouver le sort que j’avais découvert quelques jours plus tôt par hasard. Celui qui permet de se déposséder soi-même de sa magye.
Je suis montée dans ma chambre pour tout préparer : la bougie noire, le chaudron… D’abord, j’ai eu peur de ne pas être capable de prononcer correctement l’incantation – elle était écrite dans une langue inconnue. Mais, en commençant à la réciter, je me suis rendu compte que les mots coulaient de ma bouche. J’ai alors cru que la cérémonie ne serait pas si désagréable.
J’avais tort.
Au bout de quelques minutes, j’ai eu l’impression qu’une chose visqueuse et lourde pesait sur ma langue. À mesure que je poursuivais l’incantation, elle descendait dans ma gorge, vers mon estomac. Et elle a commencé à gonfler, à m’étouffer. Elle s’est diffusée partout, dans mes bras, mes jambes, à croire qu’un serpent noir géant avait pris possession de mon corps. Je suffoquais, le poids de cette chose m’écrasait contre le sol. J’ai cru que ma colonne vertébrale allait se briser. Au lieu de quoi, la pression s’est relâchée, pour se muer en douleur fulgurante. Là, heureusement, j’ai perdu connaissance.
Je me suis réveillée par terre, avec l’impression d’être un arbre frappé par la foudre. Vivante à l’extérieur, morte à l’intérieur… en décomposition. Je ne me servirai plus jamais de ma magye. Je ne sais plus trop qui je suis.
J’ai toujours le livre. Il restera caché sous mon matelas jusqu’à ce que je trouve qu’en faire. Je ne peux me résoudre à le détruire, et je ne peux pas risquer qu’il tombe entre de mauvaises mains.
Je ne suis pas en état d’y réfléchir. Tout ce que je veux, à présent, c’est dormir. Pour toujours.
Sarah Curtis
* * *
J’allais me glisser sous la couette lorsque j’ai entendu un appel. Morgan. J’ai su aussitôt que Hunter m’envoyait un message télépathique. J’ai attrapé le lapis-lazuli sur ma table de chevet et, une fois allongée, je l’ai placé sur mon front en faisant le vide dans mon esprit. Aussitôt, j’ai senti la présence de Hunter tout près de moi.
On a eu Ciaran.
Pendant une fraction de seconde, ces mots n’ont eu aucun sens. J’avais passé les dernières heures à m’inquiéter pour Alisa, terrifiée à l’idée que je lui avais peut-être fait du mal, si bien qu’il m’a fallu un instant pour me rappeler mes autres soucis. Ensuite, des images ont défilé devant mes yeux, des images de mon père enchaîné par le braigh, criant de douleur, et j’ai alors réalisé que le Conseil avait arrêté mon père.
Cette nouvelle a provoqué en moi un torrent d’émotions contradictoires – du soulagement, tout d’abord, puis de la colère, de la pitié et de la peur. Ainsi que d’autres sentiments indescriptibles. La magye de Ciaran m’effrayait, me dégoûtait, mais il restait mon père – son sang coulait dans mes veines. Et je me souvenais de l’horrible cérémonie au cours de laquelle David avait perdu ses pouvoirs, et de ma propre détresse lorsque ma magye n’avait pourtant été que bridée. Une terreur indicible m’a noué le ventre. Mon père, mon père maléfique, capturé. Et métamorphosé, à tout jamais.
Il sera bientôt dépossédé de ses pouvoirs, a ajouté Hunter. Après son jugement. Morgan… il avait visiblement en sa possession plusieurs choses qui ont conduit le Conseil à conclure qu’il t’avait bel et bien prise pour cible.
Quelles choses ?
Il est question, entre autres, d’une mèche de tes cheveux dans une petite boîte, glissée dans sa poche de poitrine.
J’ai hoqueté en me demandant comment il avait pu me couper une mèche à mon insu. Cependant, les occasions n’avaient pas manqué. Nous nous étions vus souvent. Il avait peut-être même simplement retrouvé quelques-uns de mes cheveux sur sa veste.
Ils ont aussi arrêté Leonore Ammett. À en croire ce qu’elle a confié à son Livre des Ombres, elle peut se servir de ses pouvoirs télékinésiques même à grande distance.
Mon cœur s’est serré. Alors, c’était vrai. Mon propre père avait pour ainsi dire essayé de me tuer. Pourquoi ? Qu’aurait-il à y gagner ?
Morgan, maintenant que Ciaran a été arrêté, nous devrions lever le sort de renvoi. On ne sait pas ce qu’il pourrait lui arriver s’il perdait ses pouvoirs alors que le sort est toujours actif – d’ailleurs, ce sort n’est plus utile, à présent. Erin est là, elle est d’accord avec moi.
Aussitôt, le visage familier d’Erin m’est apparu. Les bougies qui brillaient dans la pièce faisaient scintiller ses yeux et donnaient un éclat doré à sa peau. En sentant ses jointures délicates entre mes doigts, j’ai compris que Hunter et elle se donnaient la main, prêts à commencer le cercle.
J’ai dû retenir mes larmes. Même si, depuis le début, j’avais craint que Ciaran ne soit l’auteur de ces étranges incidents, le découvrir avec certitude ne me soulageait pas. Cela m’attristait. Je savais qu’il pouvait se montrer terriblement cruel, mais, quelque part, je ne voulais pas croire qu’il soit capable de me faire du mal. Et je ne comprenais pas non plus quelle aurait pu être sa motivation.
Est-ce qu’on peut lancer le contre-sort sans Sky et Alyce ?
Sky est déjà partie, a répondu Hunter. Et Alyce doit s’occuper de sa boutique. Cependant, ce rituel-là exige moins de puissance que le premier. À nous trois, nous pourrons y arriver.
Entendu. Avant, il faut que je te dise quelque chose : Alisa est très malade. Elle est à l’hôpital. Cet après-midi, nous sommes allées la voir, Mary K. et moi, et elle a eu une sorte de crise. Je suis très inquiète.
Je me suis gardée de lui dire que je craignais d’y être pour quelque chose. Je ne pouvais même pas me le formuler.
C’est terrible, a répondu Hunter. Tu crois que nous devrions lui lancer quelques sorts de guérison ?
Non. Mieux vaut éviter.
Même si j’étais certaine que je n’avais pas utilisé de magye dans sa chambre et que sa crise n’était qu’une coïncidence, l’idée de lui jeter un sort me terrifiait. Et si nous lui faisions plus de mal que de bien ? Je ne pouvais prendre ce risque.
Alisa a quitté le coven, ai-je expliqué. Je ne sais pas si elle accepterait notre aide. Et je ne voudrais pas aller contre sa volonté.
D’accord, a-t-il répondu sans conviction. Tu me donneras de ses nouvelles ?
Bien sûr. J’ai inspiré profondément pour me préparer à la tâche à venir. Allons-y, ai-je lancé avec la voix de Hunter.
Après avoir émis un long grondement guttural, Erin a commencé l’incantation d’une voix à peine audible :
L’heure est venue de défaire la magye
Qui encercle le criminel.
Qu’il affronte sa propre stratégie,
Fût-elle juste ou cruelle.
Les mots s’enchaînaient sans fin et la magye qui a jailli en moi m’a fait l’effet d’une eau fraîche, claire et vivifiante. Moi qui m’attendais à ce qu’Erin sorte le grimoire de Harris Stoughton, j’ai été surprise qu’elle n’en fasse rien. Elle ne semblait même pas l’avoir inclus dans le cercle. Au lieu de quoi, elle a tendu la main vers une théière et un grand plat blancs. D’une main assurée, elle a rempli le plat d’un liquide brûlant. Mes narines ont frémi en humant des parfums de menthe et de romarin, et j’ai failli éclater de rire en comprenant que ma connexion avec Hunter était si forte que les odeurs me parvenaient à travers lui. Erin a plongé la main dans une bourse de velours vert et en a sorti une poignée d’un ingrédient qu’elle a réduit en poudre au-dessus du plat. L’eau a chatoyé un instant, tel l’océan au coucher du soleil. Dès que la poudre a émis un léger sifflement en se dissolvant, une fragrance de lavande s’est diffusée dans la pièce. Erin a levé la tête, le sourire aux lèvres.
— Nous avons libéré le sorcier de ses propres méfaits, a-t-elle déclaré, visiblement aussi heureuse et soulagée que moi. Il ne sera plus son propre bourreau.
J’ai respiré avec délectation les parfums fabuleux qui flottaient encore autour de moi. Lever le sort de renvoi avait été aussi beau et facile que le jeter s’était avéré horrible et épuisant. Je me sentais merveilleusement bien, à présent, même si cette magye ne m’était pas destinée. Je ne risquais plus rien – Ciaran ne représentait plus une menace, et ma magye était intacte.
Merci, Morgan, a murmuré Hunter.
Pour quoi ?
Court silence.
Pour tout.
Pour tout, a-t-il répété, et sa voix était aussi douce que le murmure d’un torrent glissant sur des pierres plates.
Puis il est parti.
Le lapis-lazuli a cliqueté contre ma table de nuit lorsque je l’y ai reposé. J’ai éteint ma lampe. Je t’aime, Hunter Niall, ai-je songé en remontant la couette sous mon menton. J’ai laissé mon regard errer par la fenêtre, dans la nuit étoilée.
* * *
— C’est fait, m’a annoncé Bree le lendemain matin en s’adossant à la rangée de casiers, son sac serré contre elle.
Les cernes noirs sous ses yeux me laissaient penser qu’elle avait mal dormi.
— Tu as parlé à Robbie ? Comment ça s’est passé ?
— Mal. Mais moins que je ne le craignais.
— Donc, vous…
— On est toujours ensemble, m’a-t-elle rassurée en glissant une mèche de cheveux soyeux derrière son oreille. Cette histoire avec Matt lui a fait de la peine. Beaucoup de peine. C’était horrible, jamais je ne…
Les larmes lui sont montées aux yeux.
— Je sais, ai-je murmuré.
— Il m’a dit qu’il m’aimait, a-t-elle poursuivi d’une toute petite voix. Je suis contente de tout lui avoir raconté, même si c’était difficile.
Nous sommes restées un instant silencieuses. La sonnerie annonçant le début des cours n’allait pas tarder à retentir.
— Je crois que j’ai peur… a-t-elle fini par lâcher.
J’ai repensé à elle, à tous les soirs où elle dînait seule parce que son père n’était pas rentré du travail. À son frère, à qui elle n’avait pas parlé depuis plus d’un mois, à sa mère, qu’elle ne voyait plus depuis des années. Bree en connaissait un rayon sur les difficultés de l’amour. Chat échaudé…
— Robbie est spécial, l’ai-je rassurée. Et toi, tu es forte.
Bree a acquiescé, comme si je venais de formuler une vérité qu’elle avait su un jour et qu’elle avait oubliée. Elle m’a serré la main, avant de la relâcher.
— Toi aussi, tu es forte.
Nous avons ensuite été emportées dans le couloir par une marée d’élèves pressés d’aller en classe. Nous n’avons rien ajouté. C’était inutile.